Certaines puissances occidentales se félicitent bruyamment d’avoir joué un rôle déterminant dans l’adoption du TCA. Mais elles continuent à vendre des armes à des acheteurs qui affichent le plus grand mépris pour les droits humains. Le Royaume-Uni et la France fournissent ainsi du matériel militaire à l’Arabie saoudite, qui mène au Yémen une guerre ayant fait des milliers des victimes.
Adopté à la grande satisfaction des ONG en avril 2013, le Traité sur le commerce des armes (TCA) est entré en vigueur en décembre 2014. Non seulement il prévoit que les transactions légales de ventes d'armement, près de 72 milliards de dollars en 2014 selon le Congrès américain, soient mieux contrôlées pour éviter les détournements fréquents dans ce business. Mais surtout, et c’est ce qui en fait sa valeur, il stipule que les pays vendeurs doivent veiller à ce que l’usage qui en sera fait par les acheteurs ne soit pas contraire aux droits humains.
Pour l’heure, le traité a été signé par 130 gouvernements dont seulement 82 l’ont ratifié, avec plus ou moins de célérité et d’enthousiasme. L’obtention de cet accord ressemble à un parcours du combattant. Les pays du Sud étaient demandeurs d’un texte véritablement contraignant, pour la raison, évidente, que leurs populations sont les principales victimes de ce commerce mortifère.
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En revanche, d’autres États réclamaient de la souplesse, à l’instar de la Chine non-signataire du traité. Aux Occidentaux, ils font le grief, point complètement injustifié, de s’ériger soudain et un peu tard en professeurs de morale après s’être frénétiquement enrichis dans le négoce des armes. De fait, la subite conversion des grands exportateurs (1) n’était pas dénuée d’arrière-pensées. Ils n’ont pas forcément vu d’un très bon œil l’émergence, sur ce marché, de nouveaux venus comme l’Indonésie ou le Brésil, opportunément soupçonnés de vouloir, le cas échéant, s’affranchir, pour capter leur part du gâteau, de toute préoccupation humanitaire », constate Marc Finaud, du Geneva Center for Security Policy (GCSP), un centre de formation international dédié aux questions de sécurité. D’un strict point de vue concurrentiel, l’imposition de nouvelles règles tombait donc à pic. Mais d’autres jongleries sont plus spectaculaires.
Pour beaucoup de pays du Sud, la mise en œuvre, locale (2), des mesures de contrôle préconisées par le traité requiert une logistique inédite. Très en demande d’un encadrement plus rigoureux du commerce des armes, la plupart montrent une réelle bonne volonté. Les formations, attentives aux « besoins et préoccupations des pays africains », que leur dispense le GCSP depuis 2014 sont très suivies, par des participants venus du monde entier – et même de la minuscule République océanienne des Palaos, où certaines armes peuvent transiter : 160 élèves y ont déjà été formés grâce, notamment, à des exercices de simulation constituant ensuite un réseau où partager leurs retours d’expérience, explique Marc Finaud. Mais quels efforts consentent les puissances occidentales qui, pour certaines et c’est le cas de la France, se sont enorgueillies d’avoir poussé à l’adoption du TCA ?
LE ROYAUME-UNI PASSE OUTRE SES OBLIGATIONS
Une partie de la réponse se trouve au Royaume-Uni. Dans un rapport rendu public en décembre 2015, d’éminents juristes mandatés par Amnesty International ont mis en évidence que le gouvernement britannique enfreignait la loi en vendant des armes à l’Arabie saoudite. Deux ans plus tôt, le Premier ministre David Cameron avait pourtant déclaré son pays « fier » d’avoir œuvré à l’adoption d’un texte contribuant à un monde plus sûr.
Selon les experts d’Amnesty, l’État britannique se soustrait délibérément aux obligations auxquelles le soumet notamment le TCA. Après l’avoir assez promptement ratifié, le 2 avril 2014, Londres continue en effet d’autoriser la vente à Ryad de certaines armes susceptibles d’être ensuite utilisées au Yémen, où la guerre saoudienne fait des ravages humanitaires.
L’autorisation par le gouvernement britannique de transferts d’armements – et des équipements afférents – à l’Arabie saoudite dans des circonstances où il peut être fait usage de ces armes dans la guerre du Yémen et dans le blocus de ce pays, et où l’utilisation qui est finalement faite de ces armes n’est pas contrôlée, constitue une violation par le Royaume-Uni de ses obligations au regard des lois britanniques, européennes et internationales.
Rapport d'Amnesty International
Bien évidemment, la Grande-Bretagne est loin d’être le seul pays à vendre des armes alimentant la guerre au Yémen.
Le double discours, une spécialité bien française
De fait, en France, où le président en exercice a été élu en 2012 notamment sur la promesse de mieux défendre « les valeurs » hexagonales dans le monde, une certaine duplicité continue de prévaloir dès lors qu’il est question d’armement et de commerce. Côté jardin, le gouvernement s’est bruyamment félicité, par le biais de sa diplomatie, de l’adoption du TCA. Le ministère des Affaires étrangères rappelle ainsi sur son site que « la France attache la plus grande importance » à ce traité, parce qu’il constitue « le premier instrument juridiquement contraignant encadrant le commerce international des armes », que son adoption « devrait aussi permettre » de « limiter la fourniture d’armes et de munitions dans les zones d’instabilité » et d’« éviter les violations du droit international humanitaire et des droits de l’Homme ». Mais côté cour, les pratiques sont moins vertueuses.
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Soldat saoudien devant une pièce d'artillerie à la frontière yéménite © AFP/Getty Images
Au mois d’octobre 2015 par exemple, au cours d’une visite officielle à Ryad, le Premier ministre Manuel Valls se flatte d’avoir favorisé la signature de contrats d’un montant total de 10 milliards d’euros avec l’Arabie saoudite, avec un volet armement. Au moment où les Saoudiens verrouillent le blocus maritime du Yémen, ces contrats portent entre autre sur la vente de 30 patrouilleurs rapides (en août 2015, la France signait déjà un contrat pour la fourniture de 79 vedettes d’interception). Placée sous le signe d’une mobilisation pour les « entreprises » françaises et « l’emploi », la déclaration du Premier ministre est un peu hâtive puisque tous les accords n’ont pas été effectivement signés. Mais cet empressement atteste des priorités du gouvernement. Les considérations économiques l'emportent même s’il s’agit de commercer avec un pays dont les menées guerrières violent le droit humanitaire. On ne renâcle pas à lui vendre du matériel militaire.
UN CONTRAT DE TROIS MILLIARDS DE DOLLARS AVEC RYAD
Quelques mois plus tard, le 25 février 2016, le Parlement européen adopte, à une très large majorité, une résolution condamnant « les frappes aériennes de la coalition menée par l’Arabie et le blocus naval (…) imposé » au Yémen, qui ont fait « des milliers de morts, et ont encore déstabilisé davantage » la région. Les eurodéputés écologistes Eva Joly et Pascal Durand soulignent qu’une telle démarche est inédite :
La demande d’un embargo européen sur la vente d’armes à l’Arabie saoudite est une première historique et reflète l’exaspération de plus en plus d’Européen-nes quant à l’impunité avec laquelle l’Arabie saoudite massacre des milliers de civils au Yémen
Eva Joly et Pascal Durand, eurodéputés
Mais cette émotion, effectivement nouvelle, ne bouleverse nullement l’ordre des préoccupations de l’État français, qui au même moment accueille avec gourmandise l’annonce que Ryad honorera une commande d’un montant de près de 3 milliards de dollars : le contrat Donas, qui porte notamment sur la livraison à l’Arabie saoudite de moyens antichars, de véhicules et d’hélicoptères de combat, et de trois corvettes équipées de missiles Mistral. Le 4 mars 2016 – quelques jours, donc, après l’adoption de la résolution européenne le président Hollande décore très discrètement le prince héritier saoudien de la Légion d’honneur (3). Et quand l’information, qui avait été gardée secrète, finit par s’ébruiter, Manuel Valls, crânement, appelle à « assumer » sans « hypocrisies » ce qu’il appelle « une relation stratégique ».
DES RISQUES DE POURSUITES EN CAS DE VIOLATIONS
Hypocrisies ? Le mot est peut-être celui qui caractérise le mieux la distance qui, plus d’un an après l’entrée en vigueur du TCA, sépare les intentions proclamées des réalités commerçantes, en particulier pour les pays occidentaux. Comment en sortir ? Les États qui ont ratifié le traité se sont engagés à remettre au Secrétariat général des Nations unies, chaque année, un rapport « portant sur l’année civile précédente » et « concernant les exportations et importations d’armes classiques autorisées ou effectuées ».
Ces documents seront d’une portée limitée, puisque l’Onu a estimé que « toute information de nature commerciale sensible ou relevant de la sécurité nationale » pouvait en « être exclue ». Cependant, ils permettront tout de même de juger sur pièces de la bonne volonté des États concernés, et il va de soi que la publicité qui leur sera faite contribuera à lever les ambiguïtés dans lesquelles leurs gouvernements se complaisent lorsqu’il est question de négoce des armes. Mais il est permis de douter que cela suffise, car déjà certains signataires ont refusé que leurs rapports soient rendus publics.
Là réside tout l’intérêt de la référence faite pour la première fois aux droits humains dans le traité : « Ce n’est qu’en prenant conscience que la menace de poursuites pénales en cas de violations de ces droits pèse désormais sur eux que les pays exportateurs amenderont leurs pratiques », explique Marc Finaud. Qui conclut : « Il importe donc que la société civile pèse de tout son poids dans les débats qui ne manqueront pas de survenir ».
— Sébastien Fontenelle
1/ Les six principaux pays exportateurs sont les États-Unis, la Russie, la Chine, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni.
2/ L’article 5 du TCA dispose notamment que : « Chaque État partie prend toutes les mesures nécessaires pour mettre en œuvre les dispositions du présent Traité et désigne les autorités nationales compétentes afin de disposer d’un régime de contrôle national efficace et transparent ayant pour vocation de réglementer les transferts d’armes classiques ».
3/ Le cas n’est pas unique : le gouvernement français se targue également d’entretenir d’excellentes relations avec l’Égypte du maréchal al-Sissi, où « la situation des droits humains ne cesse de se dégrader » selon Amnesty. Depuis l’élection de François Hollande en 2012, la France a vendu pour plus de 240 millions d’euros d’armes à ce pays.