Entreprises : faites pas l'autruche !
En France, quatre groupes parlementaires ont déposé à l’Assemblée nationale une proposition de loi* « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », a été adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale le 30 mars 2015. . Cette proposition incite notamment la France à adapter en droit français les Principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’Homme et donc à imposer un devoir de vigilance aux sociétés mères vis-à-vis de leurs partenaires commerciaux, ce qui va dans le sens des propositions d’Amnesty International.
Pourquoi cette proposition de loi n’a-t-elle pas encore été débattue à l’Assemblée nationale ? Qui l’en empêche ?
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Aujourd’hui, la moitié des 100 premières puissances économiques mondiales sont des Etats.
L’autre moitié, des entreprises multinationales. Si certaines mettent un point d’honneur à être exemplaires, ce n’est pas le cas de toutes : pour produire moins cher, pour engranger plus de bénéfices, d’autres n’hésitent pas à bafouer les droits humains.
LES ENTREPRISES TRANSNATIONALES SONT DES ACTEURS ÉCONOMIQUES TRÈS PUISSANTS
Elles déploient leurs activités dans de nombreux pays, soit le plus souvent à travers les acteurs de leurs chaînes d'approvisionnement : filiales, sous traitants ou fournisseurs. Parfois, ces entreprises commettent ou se rendent complices de violations de droits humains dans les pays où elles ont des ramifications mondiales.
Dans ce cas, nous avons constaté qu’il est souvent extrêmement difficile pour les victimes de ces activités d’obtenir réparation. Car les entreprises utilisent leur pouvoir politique et économique pour empêcher sciemment l’accès des victimes à la justice.
En France, quatre groupes parlementaires ont déposé à l’Assemblée nationale une proposition de loi* « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », a été adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale le 30 mars 2015. . Cette proposition incite notamment la France à adapter en droit français les Principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’Homme et donc à imposer un devoir de vigilance aux sociétés mères vis-à-vis de leurs partenaires commerciaux, ce qui va dans le sens des propositions d’Amnesty International.
Pourquoi cette proposition de loi n’a-t-elle pas encore été débattue à l’Assemblée nationale ? Qui l’en empêche ?
Cette proposition de loi a adoptée par l'Assemblée nationale en deuxième lecture le 23 mars dernier. Nous demandons désormais au Sénat de l'examiner le plus rapidement possible. L’un des obstacles récurrents que nous avons identifiés et qui empêche les victimes d’obtenir réparation ainsi que les entreprises de rendre des comptes est la nature transnationale de ces entreprises.
Le droit des sociétés organise en effet une responsabilité limitée entre chaque entité d’un groupe transnational de sociétés.
Chaque entreprise, prise séparément, est ainsi juridiquement indépendante des autres. Ce mécanisme juridique a permis à certaines grandes entreprises transnationales de fuir leurs responsabilités et d’agir en toute impunité malgré des violations des droits humains et des dégâts environnementaux.
Nous insistons sur la nécessité d’un contrepoids pour faire face à cette organisation des entreprises afin de protéger l’intérêt public et de faire appliquer le cadre international relatif aux droits humains.
Nous voulons imposer un devoir de vigilance aux sociétés mères vis-à-vis de ceux qui ont pu ou peuvent être touchés par leurs activités internationales. Les normes internationales reflètent progressivement une meilleure appréhension de la réalité de ces groupes transnationaux d'entreprises et de l'influence de la société mère sur les politiques et les pratiques du groupe dans son ensemble. Mais cette réalité ne se traduit que très inégalement dans la législation. Le droit des sociétés semble avoir évolué au détriment des droits humains.
Il est temps que cette situation change.
CAS 1 : FUITE DE GAZ MORTEL - BHOPAL, INDE
Prenons l’une des catastrophes industrielles les plus meurtrières du XXe siècle : Bhopal, en Inde, 1984.
Une fuite de gaz dans une usine provoque la mort de plus de 20 000 personnes. Plus de 570 000 personnes ont été exposées à des niveaux nocifs de gaz toxiques.
Aujourd’hui, alors qu’un grand nombre de personnes souffrent toujours des suites de cette catastrophe et que la pollution environnementale représente toujours un grave danger, tous les responsables n’ont pas été poursuivis.
Même si des décisions de la société-mère Union Carbide Corporation (UCC) sont à l’origine de la fuite, celle-ci, basée aux États-Unis, a toujours réussi à échapper à la justice indienne. Cette entreprise a en effet été rachetée en 2001 par l’entreprise américaine Dow Chemical. Et, depuis ce rachat, Dow soutient qu'elle est une entité distincte d’UCC et qu'elle ne peut être tenue pour responsable de la catastrophe de Bhopal.
Elle n’a toujours pas contraint sa filiale à se soumettre aux poursuites judiciaires en cours devant un tribunal à Bhopal.
CAS 2 : DÉCHETS TOXIQUES - ABIDJAN, CÔTE D'IVOIRE
En Côte d’Ivoire en 2006, suite à un déversement de déchets toxiques, plus de 100 000 personnes ont dû recevoir un traitement médical, et 16 personnes en sont mortes.
Les déchets, en provenance d’Europe, avait été transportés de manière illégale à Abidjan. Les conséquences à long terme sur la santé restent indéterminées et le processus de décontamination inachevé. De nombreuses victimes attendent toujours réparation.
Les déchets étaient gérés par Trafigura, société transnationale de négoce de matières premières, et ont transité volontairement par le biais d’intermédiaires diverses, rendant complexe aujourd’hui la mise en cause de la responsabilité des divers acteurs en présence.
De plus, la société mère a conclu un accord avec la Côte d’Ivoire, obtenant ainsi l’immunité des poursuites civiles et pénales…
Le chiffre d’affaires annuel de Trafigura, la 3e société de négoce de matières premières au monde, dépasse pourtant de très loin le produit national brut (PNB) de la Côte d’Ivoire, par exemple. En 2006, la multinationale a réalisé un chiffre d’affaires de 45 milliards de dollars,tandis que le PNB de la Côte d’Ivoire ne dépassait pas les 18 milliards de dollars….
CAS 3 : POLLUTION PÉTROLIÈRE - BODO, NIGÉRIA
Le delta du Niger est une région du Nigeria très riche en pétrole. Ce pétrole est d’une excellente qualité, ce qui attise la convoitise des industries pétrolières. Les vastes réserves d'hydrocarbures ont généré plusieurs milliards de dollars de revenus pour l'État nigérian, mais la majorité des habitants des zones de production pétrolière vivent dans la pauvreté. L’industrie extractive, depuis plus de 50 ans, a pu profiter du laxisme du gouvernement nigérian et du vide législatif en matière de protection des populations face aux activités des multinationales dont le siège social est à l’étranger.
Shell est l’opérateur principal d’une joint-venture qui implique également Total, Agip et la National Petroleum Corporation (NNPC) firme nationale nigériane. Le siège social de la Royal Dutch Shell est à la fois à Londres et à La Haye (aux Pays-Bas). Shell a notamment opéré dans le pays Ogoni, où vit la communauté de Bodo (l’activité aujourd’hui a cessé – mais des oléoducs opérationnels y passent toujours). Cette communauté regroupe 69 000 habitants. La communauté de Bodo a subi plusieurs déversements d’hydrocarbures en 2008 et 2009 : la première fuite a duré plus de quatre semaines, sans doute même 10 semaines avant que Shell n’intervienne. Au total, ces déversements de 2008 et 2009 sont similaires en volume à celui de l’Exxon-Valdez (en Alaska en 1989), selon Amnesty International.
Shell a fait preuve de mauvaise foi et de double langage dans cette affaire. En août 2011, Shell déclarait : « Les déversements d'hydrocarbures dans le delta du Niger sont une tragédie et Shell Development Company of Nigeria leur accorde la plus grande attention. Nous avons toujours pris nos responsabilités : nous versons des dédommagements lorsque la pollution résulte de défaillances opérationnelles. »
Ainsi, Shell reconnaissait sa responsabilité dans les déversements de Bodo en l'expliquant par une défaillance matérielle: “Shell admet sa responsabilité dans le déversement de pétrole au Nigeria” — communiqué de presse du cabinet Leigh Day & Co., daté du 3 août 2011 Depuis, la population de Bodo a obtenu le versement de 70 millions d’euros en septembre 2014, après des décennies de lutte.